Carnet de Moscou


En voyage , c'est bien de tenir un journal quotidien.

Voici des extraits d'un journal tenu lors d'un voyage à Moscou, dans le cadre d'un projet de film pour enfants en 1989 ( Come back little prince).
C'était toujours l'union soviétique, mais en pleine perestroïka. (réforme instaurée par M Gorbachev en 1986 qui mena à l'éclatement de l'URSS en 91 ). 

Journal Moscovite
 Carnet de voyage
 
Lundi de Pâques 27 mars 1989
Moscou, U.R.S.S.
Il fait gris et la température est de zéro. L'aéroport est vide. Désert. 
Quelqu'un nous attend, Sergeï. Une Lada, un chauffeur débraillé. Je remarque l'état lamentable des autos et des camions. Usés, sales et tous semblables. Quelques modèles ronds d'il y a vingt-cinq ans. Rouillés. Aucune couleur vive.
Nous roulons dans une  campagne désolée. Les clôtures sont des squelettes pourrissants, les toits des chaumières s'écroulent et les murs se lézardent.  Ochre , brun, kaki et gris. Les terres sont boueuses à  perte de vue.
Puis, la banlieue des HLM. En briques jaunes délavées, grosses bâtisses jetées ça et là de chaque côté de la route. Cabines téléphoniques sales et grises en métal dépoli. Beaucoup de véhicules militaires. Les policiers qui font la circulation sont emmitouflés dans de longs manteaux bardés de gros médaillons dorés.
J'imagine que l'été, le paysage doit sembler moins triste.
Suite:

Moscou est grande, 8 millions d'habitants ! Construite basse, pas beaucoup de gratte-ciel. Belle architecture classique. Mais on dirait une ville à l'abandon. (Atmosphère à la Bilal.)
Hôtel  Ukraine, 28 étages. Ma chambre est au 26. Décor années '40. Les meubles usés à la corde dans les corridors défraichis.
C'est plus qu'une chambre, c'est un deux et demi. Tapis turc et meubles en cuir vert capitonnés. Lustre et plafond mouluré. Boiseries foncées. Vue sur la ville et la rivière Moscou.
Lunch à l'hôtel. Immense salle à diner sombre aux vieilles tentures usées. Notre traductrice me dit que les végétariens sont très rares et la qualité des fruits et légumes  pas très grande. Les gens mangent beaucoup de viande . Bien fait pour ma gueule.
Howard, le directeur de production, et moi même allons prendre une marche. On se perd parmi  tous ces blocs à appartements semblables et alignés. Boue et pluie. Les magasins ont des vitrines pas possible de désoeuvrement. Il n'y a rien et ce qui reste semble être rescapé d'un Kresge des années '50. Quelques restaurants roulants sur la rue de la gare, genre roulotte à patate. On ne sait pas trop ce qui s'y vend. Tous les gens qu'on croise semblent vivre dans une grande pauvreté. Austérité. Tout est austère. Il pleut sur de superbes monuments de style constructivistes .
Le soir, cocktail où se tient  le festival du film pour enfants, avec un ministre et un directeur de Mosfilm,  Rolan Bykov.  Les membres de notre groupe sont à jeun  et sur le décalage horaire. Il n'y a rien à manger. Enfin, rien de consistant. De la salade de concombre avec crème sure, salade de pommes de terre, et c'est à peu près ça. La vodka, par contre, est excellente et coule à flot. Chaque fois que l'on veut croquer une bouchée de pain, un soviétique se dresse , bien droit, et lève son verre à quelqu'un ou à quelque chose. Les toast se suivent, et à chaque coup, il faut avaler une bonne rasade de vodka bien fraiche. Les russes se réchauffent et l'atmosphère devient écho.  Il y a un jeune décorateur, Dmitry, qui nous invite à un restaurant où se tiennent les gens de théâtre. Le réalisateur, Sam , un américain ,Howard et moi décidons d'y aller.
Vieil autobus, on roule à travers la ville sans rien voir, le soir est tombé. Howard a trop bu de vodka , il est malade dans le bus. On le descend à l'hôtel, qui par chance est sur notre chemin.
Finalement, le restaurant est complet,  nous allons errer sur la place rouge, où c'est la relève de la garde. Beaucoup de piétons. Belle architecture d'influence byzantine. Il se fait tard, il fait très froid et on arrive pas  à se débarrasser de Dmitry qui veut qu'on aille chez lui. Après de longues délibérations, il nous trouve un taxi pour l'hôtel. Il y a beaucoup de taxis, mais il s'agit d'en trouver un qui veut aller dans ta direction. Et ils ne prennent que les american dollars. Pas donné, à part ça. Un kilomètre nous coûte environ vingt dollars.
 Les gens crachent sur le rouble, leur propre monnaie. Partout on veut nous acheter des american dollars. C'est du délire. Je crois qu'il n'y a qu'à l' hôtel où l'on se sert des roubles. À la salle à diner, où il n'y a rien à manger, et à la boutique de souvenirs. ( j'y achète un buste de Lénine en bronze pour deux fois rien.)
Durant les années Staline, l'industrie est valorisée plus que tout. La machine humaine . Dans un essor passionné pour les usines, on les installe bien en vue, comme des monuments à la gloire du travail, en plein centre  ( pas tout à fait en plein centre, mais juste à côté) de la ville.
D'énormes cheminées crachent une épaisse fumée à longueur de journée sur la région la plus peuplée de la cité. Ça sent aigre, et l'essence que brûle les voitures a une odeur aigre elle aussi. Les édifices chauffent au gaz et partout règne une odeur d'oignon pourri. Jusqu'à la nourriture qui a le goût du pétrole. 
 
Pour déjeuner le matin, à l'hôtel, il y a un buffet. Fromage (une seule sorte), du choux râpé vinaigrette au pétrole, saucisses gonflées dans un grand bac d'eau brouillée. De petits pains aux oeufs, à l'intérieur pas assez cuit. Un grand saladier rempli d'oeufs cuits durs. Chaque matin, par précaution, j'en emballe deux dans une serviette de papier et je les glisse dans la poche de mon manteau. Ils me serviront à plus tard, quand j'aurai faim
Nous sommes invités à Mosfilm, un grand studio qui tourne une quarantaine de longs métrages par année. Nous visitons avec émerveillement les plateaux de tournage, les ateliers de décors et l'immense costumier. On peut y habiller une armée de cinq cent soldats, qu'ils soient nazis ou hussards. Full equiped.
Pour diner, à la cafétéria de Mosfilm, purée de courge à la tomate qui goûte l'oignon pourri, des concombres tranchés dans une sauce à la crème ( épaisse et pas fraiche), des petits pois verts à texture pâteuse et au goût prononcé. Pour dessert, crème glacée saveur de babeurre.
À l'hôtel, en soirée, soupe de légumes ( borsh); trois cuillères et la nausée m'envahit.
 
Il neige sur la place rouge, un des seuls endroit bien entretenu de la ville. Endroit militaire. Mausolée de Lénine gardé étroitement. Le Kremlin, palais aux murs impressionnants. Beaucoup de touristes anglais et américains. Et russes.
La ville, passées les premières impressions plutôt grisâtre, est définitivement très belle. Les rues sont d'une largeur impressionnante.  Il n'existe pas de maison privée ou de quartier résidentiel . Ici, tout le monde vit dans d'immenses complexes à logements , en pierre jaune ou parfois rose pâle. Peu d'espaces verts. On semble accorder plus d'importance aux rues et aux gros bâtiments qu'aux citoyens eux-même.  À la vie, en général. Je suis passé près du Zoo, on aurait dit un lieu désafecté, délabré, sombre et sale. Les gens non plus ne se sentent pas respectés.
 Notre traductrice me racontait qu'elle avait voulu faire des études universitaires en histoire de l'art. Elle tripait sur les pré-raphaélites. On ne lui a pas permis. On décide de ce que vous allez entreprendre , comme études. Elle me dit, les gens travaillent toute la semaine et ne font rien de leurs heures de loisir. Les sorties sont pour les riches. Il semble qu'il y ait des riches ? Mais pas de bourgeoisie, un océan de pauvres et quelques riches. Le soir, on se cherche quelque chose à faire.
On cherche un restaurant à travers toute la ville. Les trois restaurants sont fermés, sans raison apparente. On bouffe à l'hôtel, la même chose que d'habitude, du concombre et du pain.
Jeudi matin, on va au grand magasin Gom , et aussi visiter le Kremlin, qui est leur parlement . Sergëi  nous arrange, pour samedi matin, une visite du mausolé de Lénine.
 
Au studio, les décors installés avaient tous l'aspect de vieux tableaux de maîtres. Teintes désaturées, délavées, pas de technologie dédiée aux effets spéciaux. Tout est fait ''on the spot''.
Partout, dans les boutiques et épiceries , il y a un boulier qui fait office de caisse enregistreuse. Un abacus, pour les profanes. pas d'ordinateur et très peu de calculatrices, des bouliers chinois !! Finalement, personne à part l'armée, ne profite de la technologie soviétique !
Les magasins GOM : indescriptibles. Jamais rien vu de semblable. Tous les plafonds sont des verrières immenses et tous les murs sont farcis de moulures baroques. Il y a trois ailes au bâtiment, chacune d'elle peinte d'une couleur pastel. Des ponts fantaisistes relient chaque côté des galleries.  C'est de style rococo croisé avec un gâteau de noce. Un vrai décor de film fantastique, de conte de fées.
Mais rien dans les boutiques. Que de la camelote quand c'est pas carrément fermé.
 
Visite à un marché publique. Grande bâtisse, comme un aréna , où les odeurs vous assaillent dès que vous franchissez les grandes portes. Vinaigre, viandes, fruits et légumes terreux. Je me suis dit que j'allais profiter de l'occasion pour m'acheter  des fruits, les oeufs durs commencent à me peser sur l'estomac. Une poire: vingt dollars !! ( américains). Je renonce.
Des tonnes de choux rapé, ça sent fort .
Bibelots. Toujours les mêmes . Assiettes et cabarets peints à la main ( motifs floraux, très beaux), poupée en bois en contenant plusieurs autres, petits oiseaux en terre cuite peint à la main ( sifflet). Et partout, on veut nous acheter de l'argent américain pour des roubles. C'est le marché noir. Pour dix dollars, tu peux obtenir quatre-vingt roubles avec un peu de chance. Ça équivaut à cent-cinquante dollars ! Allez comprendre. les taxis veulent se faire payer en dollars , et c'est plus économique de les payer ainsi, de toute façon.
Howard, ( sosie de Walter Matthau) qui ne cesse de cruiser notre traductrice, ( pas celle du cours en histoire, une deuxième) s'est finalement fait inviter à bouffer chez ses parents, dans un de ces logements des gros édifices en briques jaunes. C'est certain, il est habitué à la vie aisée des nord- américains, il ne s'attend pas au grand luxe. Mais à son retour il nous dit que leur pauvreté est insoutenable.
 On visite une rue piétonnière où artistes et autres troubadours attendent les touristes. Ce sont là qu'ils sont , les touristes, il y en a des milliers , à perte de vue sur le boulevard piétonnier. Il y a des musiciens, des poètes qui déclament haut et fort, des portraitistes de grand talent. les gens font la queue devant les petites boutiques.
J'ai acheté de magnifiques ''pins'' soviétiques à la boutique de l'hôtel. Dorés et rouges.
 
Ce soir, réception (banquet qu'ils disent) pour la clôture du festival des films pour enfants de moscou. Un banquet où il n'y a rien à bouffer. Il faut encore faire la ligne pour une coupe de champagne. Le serveur n'arrive pas à ouvrir les bouteilles et quand il réussi, il en répand la moitié sur la moquette. Lorsque mon tour vient, il n'y a plus rien à boire.
Je rencontre Claude Gagnon, qui a remporté deux prix pour Kid brother. Aussi Lise Thouin, qui est ici pour la grenouille et la baleine. Sympathiques.
Demain matin, on a l'opportunité de visiter le mausolée de Lénine !
 
Samedi, visite du mausolée de Lénine. Place rouge. Un gros monument carré en pierre polie noire et rouge. Gardé par deux soldats, qui se font relever à toutes les quatre  heures. Il y a une file d'environ quatre mille personnes qui attendent pour entrer. Grâce au contact de Sergëi, on nous place au milieu de la file.
Des soldats partout. On ne doit pas dépasser d'un poil à gauche, ni à droite. Par contre ça avance très vite.
Lénine est mort en 1924.On a placé son corps dans ce mausolée et depuis, des milliers de personnes y passent chaque jour. Prient-ils ?
On entre en silence, on descend dans la crypte , tous en rang d'oignons. Lénine est couché dans un aquarium central, un rayon de lumière sur son visage et sur ses mains. Une main ouverte, une main fermée. Il a l'air d'un mannequin de cire. Ou bien il est empaillé, c'est dégoutant.
 Nous re-visitons le Kremlin, palais somptueux des tsars de russie. Du moins les parties que l'on nous permet de visiter. Dont plusieurs églises datant du quinzième siècle, très richement ornementées.
Chez Mosfilm, mr. Bykov nous fait l'honneur de nous organiser une projection privée de quelques courts films russes. Un que j'avais déjà vu à radio-canada durant le temps des fêtes, et d'autres plutôt surprenants. Un , entre autre , où les acteurs descendent littéralement du cadre du film pour se retrouver devant , sur la scène. Tout cela exécuté sans le moindre truquage sophistiqué. Mais beaucoup d'invention.
Le bâtiment qui héberge Mosfilm est décrépit, et on croise continuellement des ouvrières plâtrières  sur les échafauds. Et des femmes peintres. *
*À la fin des années '80 ,il n'y a pratiquement pas de femmes dans ces métiers ici, au québec.
Quelqu'un du département artistique, a refait en peinture des esquisses que j'avais fait pour le story board. Vraiment bien fait, mais avec un style déroutant, vintage. Ils ont l'air de triper sur les scènes oniriques que j'ai dessiné, dont la taverne de l'enfer.  Ils rigolent en russe et me lance des ''tovarich'' .  
 Sam, le réalisateur américain, au contraire, aime plus ou moins les séquences oniriques ou fantastiques. Il prêche pour un film plus réaliste. Et il craint que si les producteurs continuent à mener le film de cette façon, on court au désastre. 
À la salle à diner de l'hôtel, pour échapper à la grisaille du borsh ou à la salade de concombre, on a décidé de se payer la traite. Du caviar!  On est en russie, non  ?

Hotel Ukraine 


                                 La rue des touristes .
                                       Gom Store, sur la place rouge.

un chauffeur, moi, une interprète et Howard au Kremlin. 
 
 
 
 

 
 
 


1 commentaire:

  1. Madeleine Gagnon5/18/2022

    Fascinant, ce monde à part qui fait les manchettes de l'horreur, ces temps-ci...Pas étonnée...

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